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COLLOQUES


UNE DISSIDENCE INTÉRIEURE ? LA LITTÉRATURE SOVIÉTIQUE EN RÉSISTANCE
Avant-propos

Frédérique Leichter-Flack


Dans son ouvrage Ecrivains de la liberté, Svirski s’élève contre le maximalisme injuste de la formule de Soljenitsyne déclarant, dans l’Archipel du Goulag : « Dans les années 30, 40, 50, nous n’avions pas de littérature. Car sans toute la vérité, il n’y a point de littérature ». Il y avait pourtant, en Union Soviétique, à travers toute la période stalinienne, malgré les persécutions du pouvoir et le harcèlement de l’idéologie dominante, une littérature véritable, même si celle-ci ne disait pas, telle quelle, toute la vérité. Dans un régime totalitaire, les lois de l’écriture et de la lecture sont différentes de celles qui régissent l’édition libre. Les positions sont rarement clairement tranchées. Rien n’est tout noir ou tout blanc. Ce sont parfois les mêmes écrivains qui se compromettent par des œuvres de complaisance, et qui signent les œuvres les plus subversives. Car la littérature peut opposer au pouvoir et à l’idéologie officielle, d’autres formes de résistance, de subversion, de critique, que celles du combat activiste politique.

 

La portée de ces formes de résistance littéraire ne se mesure pas uniquement à la réaction rencontrée, ni même au risque assumé, au danger couru, ou au châtiment subi, éminemment variables selon les périodes du régime soviétique. La périodisation doit être gardée à l’esprit. Car en fonction des périodes, les destins diffèrent : certains sont réprouvés, diffamés, mais restent libres d’écrire, sinon de publier, tels Boulgakov, ou Pasternak ; d’autres sont bâillonnés, mis au ban de la vie littéraire, transformés en parias, mais leurs textes sont arrêtés à leur place, comme Platonov ou Grossman ; d’autres encore sont envoyés en Sibérie, ou exécutés, comme en témoignent l’anéantissement de la plupart des écrivains soviétiques de langue yiddish, ou le sort d’un Pilniak ou d’un Babel, victime d’un procès politico-littéraire exemplaire.

Face au durcissement idéologique du carcan que la littérature post-révolutionnaire se voit imposer, les attitudes diffèrent : écriture pour le tiroir, en attendant le samizdat et la diffusion clandestine, mais aussi tentatives de compromis, autocensure, voire même, comme pour Platonov ou Grossman, dialogue avec la censure, obstiné, de la part de tous ceux qui, formés par les catégories de pensée soviétiques, ne se reconnaissaient pas comme des ennemis de la révolution, et qui, pour des raisons diverses, étaient entrés dans la dissidence presque malgré eux... Différents parcours d’écrivains, différentes évolutions personnelles aussi, complexes, en particulier chez ceux qui, fascinés, ou tout au moins attirés au départ par la révolution bolchevique, ont dû prendre leurs distances avec l’idéologie dominante en découvrant les crimes de masse du régime stalinien.

C’est sur toute cette gamme des formes de résistance opposées au pouvoir par la littérature que ce dossier se penche : résistance politique - subversion de l’idéologie dominante -, mais aussi résistance morale et résistance esthétique. Comment la littérature ouvre-t-elle, parfois sans même y songer, des espaces de dissonance, de subversion, d’émancipation, de liberté ? Quel rôle a-t-elle pu jouer ? Qu’est-ce qu’une poétique de la dissidence intérieure ?

L’expression de dissidence intérieure elle-même ne va pas de soi, et pose bien évidemment problème. Où et quand commence la dissidence ? La dissidence désigne un mouvement politique qui se développe en URSS dans les années 70, et dont on peut remonter le fil jusqu’aux lendemains du XXè Congrès de 1956, comme le fait Cécile Vaissié dans son histoire de la dissidence (Pour votre liberté et pour la nôtre). Elle suppose des réseaux d’opposition, un activisme politique qui se donne pour objectif un changement de régime. Rien de tel, bien sûr, chez les écrivains soviétiques de la période stalinienne auxquels l’essentiel du propos de ce livre est consacré. Et maintenir l’usage de l’expression de dissidence intérieure sur la base du dissentiment inhérent à la pratique de la littérature, révèlerait une trop grande légèreté terminologique et politique. Penser différemment, obstinément différemment, en refusant les normes idéologiques du pouvoir en place, quand rien ne « passe » à l’extérieur de cette dissension, ne qualifie personne dans les rangs d’une quelconque dissidence, fût-elle « intérieure ».

Pourtant, l’expression de dissidence intérieure, associée – prudemment – au point d’interrogation que nous lui apposons, nous semble utile pour plusieurs raisons. D’abord, elle opère une claire distinction, parmi les écrivains de la période stalinienne et au-delà, entre ceux qui sont restés à l’intérieur de l’URSS, et ceux qui ont émigré. Mais elle ne désigne pas seulement les écrivains de l’intérieur, par opposition aux émigrés, mais surtout ceux qui ont inventé le moyen d’écrire différemment à l’intérieur même du système qui les contraignait et auquel ils devaient faire allégeance, à partir même des contraintes institutionnelles et esthétiques avec lesquelles il leur fallait composer pour exister tout au moins (sinon bien sûr pour publier). De là, on peut encore s’aventurer plus loin, dans le for intérieur, dans l’intimité des consciences, dans la mesure où les doutes, les réticences, les premiers soupçons, d’un Grossman ou d’un Platonov s’inscrivent aussi dans la matière même de leur prose, d’où ils appellent le lecteur à les déchiffrer et à les partager.

C’est dire que cette idée de dissidence intérieure, appliquée à la littérature soviétique en résistance contre le pouvoir, ne se confond pas avec cette autre expression bien connue d’ « émigré de l’intérieur ». L’émigré de l’intérieur est celui qui, empêché de quitter son pays, s’exile symboliquement parce qu’il ne se reconnaît plus dans son environnement. Le terme a pu être utilisé comme un stigmate, appliqué en propédeutique aux « ennemis du peuple » désignés à la vindicte publique. Mais les cas les plus intéressants concernent ceux qui se débattent contre ces qualifications dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas, qui font tout pour ne pas se retirer du jeu historique et social, qui cherchent à se maintenir dans le peuple commun non pas pour espérer survivre, mais pour rester dans l’Histoire en train de se faire, dans laquelle ils veulent croire encore, alors même que leur plume prouve et crie que cette Histoire-là n’est que mouvement de mort…Comment comprendre cette ambivalence-là, l’ambivalence de ceux qui, sincères dans leur adhésion à l’idée   révolutionnaire, et sincères dans leur répulsion de sa pratique, trouvent insupportable de se constater déconnectés de leur public naturel ? Platonov écrivait à Gorki : « Personne ne me croit maintenant. Je voudrais que vous me croyiez. Moralement comme pratiquement, il est impossible de vivre marqué du seau de l’ennemi de classe »1. Perte du lien avec le peuple, perte du lien avec l’histoire, comment ces risques ne pèseraient-ils pas sur les écrivains soviétiques ? Si, dans les années trente, le sentiment partagé en URSS est que le communisme est le mouvement même de l’Histoire, qu’est-ce qu’une littérature qui se couperait du mouvement de l’Histoire ? Y a-t-il alors même un espace mental pour une véritable dissidence ? La dissidence ne suppose-t-elle pas la volonté de croire, sinon la conviction, que le mouvement de l’Histoire finira par nous donner raison, que cette parenthèse tragique cessera et qu’il faut travailler à la faire cesser le plus vite possible ?

La notion de dissidence intérieure, interrogée ici au travers des études de cas qui composent ce recueil, est donc un concept délibérément flou, intuitif, instable. Avec, en tête, un autre questionnement plus large, portant sur le rôle de la littérature dans l’évolution politique de l’URSS. Non pas seulement : Où, quand, comment, commence la dissidence dans la littérature ? Mais aussi : la littérature y est-elle pour quelque chose ? La généalogie précoce d’une prise de conscience antitolitaire passe-t-elle par la littérature ? L’historiographie de la dissidence doit-elle pousser plus loin ses investigations, non plus seulement sur les destins, positions et trajets des écrivains, mais dans la matière même de leur œuvre ? Par les prises de conscience précoces qu’elle traduit, la littérature a-t-elle ouvert la voie à la défense des droits de l’homme en URSS ?

Ce numéro spécial vise à éviter les généralisations hâtives, pour donner un aperçu de la diversité des modalités de résistance à l’idéologie officielle. Ces études de cas, recueillies pour certaines dans le cadre d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de Paris Ouest Nanterre en juin 2008, auquel se sont ajoutées d’autres contributions de spécialistes de la question, donnent un échantillon qui n’est évidemment pas exhaustif, mais qui, dans son hétérogénéité même, a quelque chose de représentatif. Ainsi certains thèmes, anodins en apparence, sont en réalité déjà en eux-mêmes subversifs : la représentation de la violence de la révolution, de l’inhumanité de ses agents, qui argumente plus loin qu’elle ne le voudrait sans doute, même dans des œuvres qui se veulent et se croient favorables à la révolution, la représentation de l’homme nouveau sous forme animalesque, ou les frottements liés à la bolchevisation des cultures traditionnelles. Plus généralement, comment écrire dans le cadre éminemment contraint et dangereux de la censure ? Le chantier poétique qui s’esquisse ici pourrait être prolongé vers d’autres terrains culturels ou politiques, et l’expérience de la littérature soviétique est exemplaire à plus d’un titre. Le volet du témoignage, parfois sollicité par le pouvoir lui-même, porte déjà en germe, dès les années trente, le formidable potentiel de critique et de dénonciation qu’il sera appelé à connaître dans les années 70. Quand se déroulent autour d’eux les horreurs du régime et des massacres de masse, la famine d’Ukraine, les grandes purges, le belomorkanal, de quoi les écrivains portent-ils témoignage, ou ne portent-ils pas témoignage, et comment ? Que voient-ils, et que donnent-ils à voir ? Autant de prises de conscience par lesquelles la littérature contribue à façonner la pensée antitotalitaire. Comment s’ébauche alors, sur le versant soviétique, une réflexion sur la terreur, les crimes de masse, et le comparatisme antitotalitaire dont les intuitions restent précieuses pour penser le XXè siècle ? Enfin, la manière dont s’est opérée l’articulation entre les différentes générations d’écrivains, depuis les premiers enfants du samizdat, nés sous Staline, jusqu’aux réseaux de dissidents mieux connus des années 70, mérite aussi enquête. Quel rapport, dans la matière même des textes littéraires, et pas seulement dans les relations et engagements politiques des écrivains, entre le combat activiste politique des dissidents, et la littérature ? Quel rôle pour la littérature ? On le voit, la question ouvre la voie à une réflexion comparatiste plus large, encore à mener, sur le rôle de la littérature dans l’émergence des dissidences politiques partout où, dans le monde, elles s’ingénient à libérer les corps et les consciences.


1 Cité dans Vitali Chentalinski, La Parole ressuscitée. Dans les archives littéraires du KGB, éd. Laffont, 1993, p. 324



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- Auteur : Frédérique Leichter-Flack
- Titre : Avant-propos
- Date de publication : 21-01-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=88
- ISSN 2105-2816