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COLLOQUES


UNE DISSIDENCE INTÉRIEURE ? LA LITTÉRATURE SOVIÉTIQUE EN RÉSISTANCE
« En 1933 » : Platonov et Mandelstam témoins de la Grande Famine

Annie Epelboin (Université Paris VIII)


L’année 1933 est, pour les consciences européennes, à l’Est comme à l’Ouest, l’année où apparait l’immense danger du nazisme. Avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler, les regards sont désormais tournés vers l’Allemagne qui concentre sur elle l’angoisse d’une catastrophe à venir, aux dimensions mondiales. Les arrestations politiques, la chasse aux communistes et les brutalités antisémites, l’ouverture des premiers camps de concentration nazis sont autant de drames que la presse soviétique, comme la presse occidentale, portent à connaissance du public au cours de cette année. Désormais, l’Allemagne est le lieu désigné de toutes les violences, occultant celles qui ont cours en Union Soviétique. En particulier, la même année, la grande famine qui sévit au sud de la Russie et en Ukraine, qu’on dit aujourd’hui avoir été « organisée », renforcée volontairement par les autorités, en réponse à l’insoumission paysanne. C’est aussi l’année de l’inauguration triomphale par Staline du canal de la mer Blanche à la Baltique, le fameux Belomorkanal qui masquait l’horreur du premier grand camp du Goulag. Il faut préciser que ces violences extrêmes qui marquent l’accès de Staline à un pouvoir démesuré étaient l’objet de la censure la plus radicale 1. Il était tout à fait licite de dénoncer la montée du fascisme qui valorisait d’ailleurs officiellement le recours à la violence, mais il était totalement interdit de témoigner des brutalités tragiques à l’intérieur de l’URSS, qui, à l’inverse, ne faisait état que du bonheur du peuple, présent et à venir. C’est ainsi que la littérature conserve, à propos du camp du Belomorkanal, un livre de témoignages enthousiastes - de faux-témoignages, en réalité- composé par une très nombreuse brigade d’écrivains, dont ne faisaient pas partie Mandelstam et Platonov 2. L’information est commanditée par le pouvoir central, les œuvres de commande, souvent collectives, incitent à servir la propagande, la littérature est sollicitée pour la nourrir. Toute idée de témoignage au sens d’un engagement personnel de l’auteur à partir d’une découverte qui l’aurait touché personnellement, est exclue de la vie littéraire. Les carnets et journaux personnels des écrivains sont l’objet d’une stricte autocensure à propos de ces questions tragiques et dangereuses. On n’y trouve pas d’écho direct des nouvelles traumatisantes qui était pourtant colportées oralement par les voyageurs. On y trouve parfois mention d’ « état dépressif », comme chez Pasternak 3. On ne mesurera jamais le nombre de lettres et de notes personnelles qui ont été détruites pour sauver la vie de leurs auteurs et destinataires, ainsi que celle de leurs familles. Mandelstam et Platonov semblent les seuls écrivains à avoir témoigné par leur œuvre de la catastrophe, travestie officiellement en triomphe du socialisme.

 

Il peut sembler naturel qu’un écrivain comme Platonov, très marqué par l’élan internationaliste des premiers temps de la Révolution, ait fait de l’Allemagne devenue non pas socialiste, comme il était prévu, mais nazie le sujet de son récit « Musornyj veter » 4. Déjà dans son roman Tchevengour 5, l’Allemagne était accouplée à la Russie par la figure de Rosa Luxembourg : le portrait de la jeune révolutionnaire, caché au fond de la chapka de Kopenkine, inspirait et guidait le nouveau Don Quichotte dans sa quête du communisme. On peut considérer qu’en 1933, Rosa Luxembourg meurt définitivement en Allemagne et dans le monde : le rêve révolutionnaire fait place au cauchemar nazi. Platonov reprend là le thème du prolétariat allemand déjà présent en arrière-plan dans son œuvre, mais réactualisé par l’avènement d’Hitler au pouvoir. Cependant, loin de se cantonner à la dénonciation du nouveau fléau, il dépasse le cadre du nazisme et donne à son texte une tonalité de cauchemar infiniment tragique et universel, qui évoque aussi bien la catastrophe en Union Soviétique et le triomphe orchestré de Staline que l’Allemagne de 1933.

Le choix difficile du titre de ce récit est révélateur. On voit sur la première page du manuscrit déposé aux Archives d’Etat 6 que « Musornyj veter » a été soigneusement rayé à l’encre par l’auteur et remplacé par « En 1933, récit du destin d’un homme occidental ». Que signifie à ses yeux l’année 1933 pour qu’il lui accorde une telle importance, en la promouvant dans le titre ? Et pour qu’il y renonce aussitôt ? Cette hésitation donne à réfléchir sur le caractère fondamentalement transgressif de l’écriture platonovienne, dont il est difficile de comprendre s’il opère au su ou à l’insu de l’auteur : de fait, la tragédie qui se produisait en URSS était frappée d’une censure exceptionnellement sévère et efficace, qui ne s’est levée que très tardivement. Elle a marqué sans doute le moment de la plus forte autocensure des consciences et des écrits. Revenons sur ce que nous savons à présent de cette année 1933.

Les historiens qui travaillent aujourd’hui sur les archives s’accordent à dire que la grande famine qui culmine en 1933 a été une tragédie d’une ampleur inouïe. G. Sokoloff a publié en 2000 un recueil de témoignages sur la famine intitulé précisément « 1933, l’année noire » 7. D’après I. Zelenine « L’année 33, du moins sa première moitié a été sans doute la plus dramatique dans l’histoire de la « révolution par le haut » entreprise par Staline. Les documents publiés évoquent une famine sans précédent dans l’histoire de la Russie et de l’URSS par ses dimensions et ses conséquences, c’est la tragédie de la paysannerie dans son entier, dont le sommet a culminé à l’hiver et au printemps 1933 » 8.

En quoi « cette année noire », dont Platonov fait le titre de son récit, est-elle exceptionnelle, dans le contexte des violences sociales liées à la collectivisation forcée de la campagne ?

Il faut garder à l’esprit, pour comprendre la vraie dimension de l’évènement que d’une part la paysannerie représentait alors presqu’encore les trois quarts de la population du pays et que d’autre part cette famine de 1932-33 était paradoxale, puisque la récolte précédente avait été nettement meilleure que celle de 1930 et 31. Staline, comme on le constate maintenant à lire les dépêches qu’il adressait en particulier à Kaganovitch et Molotov avait exigé que cette famine soit tenue secrète, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Il tempête contre ceux qui ont laissé des journalistes américains – des « espions »- aller enquêter au Kouban, où elle sévit particulièrement, et il interdit qu’on s’y rende 9. Il exige des responsables qu’on ne porte rien par écrit de la situation, qu’on ne l’évoque pas publiquement pour ne pas «contribuer à répandre les rumeurs provocatrices des ennemis koulaks et contre-révolutionnaires, infiltrés avec l’aide de puissances étrangères dans les rangs de la paysannerie ». Il parle de « contes de fées » à propos de « cette histoire de famine » 10. Autrement dit les plaintes et les appels à l’aide sont des provocations, les tentatives d’information du sabotage. Les affamés sont des simulateurs, qui cachent leur blé. Les punitions ordonnées contre ces ennemis intérieurs sont immédiates et maximales. Le témoignage est donc impossible, la doxa tourne la victime en coupable. Une brigade d’écrivains dirigée par B. Pilniak est expédiée dans la région de Saratov, afin de constater, comme il se doit, les progrès de la collectivisation. Ils écrivent directement une lettre à Staline et, prudemment, ils attribuent la responsabilité des cas de famine constatés aux « défaillances » des cadres locaux du parti. La réponse des autorités locales affirme que leur rapport « ne correspond pas à la réalité » et fait état de « bruits et ragots entendus en buvant du thé » 11. Et les témoins survivants de la famine ont également été contraints de ne jamais en parler et sévèrement menacés. Le secret a été imposé pour des décennies, la transmission s’est tarie. Un tel interdit n’avait pas été mis en place lors des famines précédentes mais cette fois, il s’agissait de masquer un phénomène d’exception, non pas un fléau naturel comme ces contrées en connaissaient souvent, mais une politique de répression de masse organisée par des moyens inhabituels, non plus seulement les déportations massives, mais aussi l’aggravation de la famine. Ces mesures sont mises en place dans les régions où la résistance des paysans avait été la plus marquée durant le début de la collectivisation, là où leurs traditions et leurs qualités propres étaient les plus fortes, le rendement des terres aussi le meilleur : en Ukraine, mais aussi dans les régions des Terres noires du Centre, au Kouban, dans la basse et la moyenne Volga et au Nord-Caucase. La paysannerie en tant que mode de vie était condamnée à périr.

A l’automne 1932 Kaganovitch et Molotov dirigent deux commissions, l’une au Nord-Caucase, l’autre en Ukraine, pour vérifier que les normes des réquisitions, exorbitantes, qui ont été fixées en automne sont bien remplies. Leurs carnets de voyage, les discours et dépêches qu’ils envoient à Staline sont maintenant publiés, ainsi que les compte-rendu alarmants des autorités locales du parti et de l’OGPU. On y voit qu’ils connaissaient tous l’ampleur de la famine qui s’est alors déclenchée dans ces régions et en suivaient l’aggravation. Mais aussi qu’ils y ont contribué. L’arme de la faim était utilisée pour briser jusqu’au souvenir des résistances qui s’étaient exprimées les années précédentes.

La mise en place des répressions par la faim est très méthodique. Les réquisitions font place à des campagnes militaires et des centaines de détachements sont recrutés parmi les membres citadins du PCUS, qui accompagnent les collectes dans les régions où on juge les résultats insuffisants. Elles y exercent des brutalités sans précédent durant l’hiver 33. On supprime de la vente les produits manufacturés et les aliments annexes comme les graisses dans les villages. On supprime les crédits. On interdit le commerce des denrées. Il est donné ordre de réquisitionner non seulement les réserves de grain servant à la nourriture mais les semailles, qui jusque là étaient protégées par les autorités locales, « le soi-disant fonds de semailles », comme le déclare Koganovitch à Staline. On arrête et déporte non plus des individus et des familles mais des villages entiers, plusieurs milliers de personnes en quelques mois, selon des quotas prédéterminés.

On peut constater qu’en janvier 33, l’intentionnalité de la famine est inscrite dans les résolutions du plénum du Comité central. Staline rédige une directive secrète, d’une importance historique capitale : l’ordre est donné d’empêcher les migrations de population, qui, selon la coutume, lors de chaque famine, permettent « d’aller chercher du pain » : les hommes et les enfants allaient chercher ailleurs, dans les villes ou les régions moins touchées, du travail ou de l’aumône 12. Cette auto-régulation traditionnelle par les migrations temporaires est donc brutalement interdite car elle est, dit Staline, « organisée par les contre-révolutionnaires sous prétexte d’aller chercher du pain ». Des patrouilles spéciales sont chargées d’arrêter les fuyards, de les expédier dans les camps, de les astreindre à des travaux forcés sur place ou de les renvoyer dans leurs villages affamés, qui sont alors encerclés par des cordons militaires. Il est interdit de donner des laissez-passer, de vendre des billets de chemin de fer ou de transport fluvial aux paysans, ou de les transporter sur les routes. Des milliers d’arrestations punissent les affamés et ceux qui les aident, dans les deux mois de janvier et février. La famine atteint alors son apogée. Le silence imposé ne peut cacher la réalité : à Kiev et à Karkhov, les fuyards affluent malgré tout en grand nombre, et on les voit partout, le corps gonflé par la faim ou décharné, ils se trainent près des gares, dans les squares et sur les trottoirs, qui sont jonchés de cadavres. Le nombre d’enfants des rues, orphelins ou envoyés en ville pour survivre est un problème mentionné par les autorités. Malgré l’interdit, des rapports sont envoyés par les dirigeants locaux aux autorités centrales, faisant état des morts innombrables, des épidémies, et bientôt, dans de nombreux endroits du développement du cannibalisme ou de la nécrophagie. « On peut même dire que le cannibalisme devient une habitude », mentionne un de ces rapports 13. La violence gagne ceux-là même qui sont les victimes de ces violences, la famine, dans les villages, s’accompagne d’une dégradation et d’une régression sociales et morales : outre le cannibalisme, les lynchages, le « samosoud », le banditisme se développent dans les campagnes. Le vol se banalise, les violences dégénèrent et instaurent la peur. Les paysans rescapés de cette expérience déshumanisante en restent marqués à jamais et sont condamnés au silence et à la déréliction.

On évalue à trois millions le nombre de morts des suites de cette famine. La question de ce qu’on appelle aujourd’hui « œuvre de témoignage », mérite donc d’être posée à propos de cette année 1933.

Pour Platonov, ancien ingénieur-agronome qui avait consacré une part de sa jeunesse à tenter de faire disparaitre la disette de la mémoire des hommes 14, cette expérience a du être particulièrement insupportable. Toutefois ses carnets, du moins ce qui en est conservé ou publié actuellement, ne porte pas de mention explicite de la catastrophe. Qu’en est-il de l’œuvre ? « Vent d’ordures » est le récit d’une survie dans la semi-folie, ou d’un épisode de vie dans le cauchemar. Le personnage principal en est un savant allemand Albert Lichtenberg, réduit à la misère et à la maladie par le nazisme qu’il abhorre. Le début du récit est précisément daté : 16 juillet 1933. La chaleur et la poussière sont oppressantes, Lichtenberg sort de chez lui, en proie à une sorte de délire qui envahit tout l’espace du récit. Il voit monter de partout des ordures, un vent d’ordures qui envahit l’Europe, il ne perçoit plus les traits asiatiques de sa femme que sous un jour monstrueux, il voit en elle une bête démente et avide, qu’il repousse brutalement. Conscient de perdre la raison mais de garder vivante sa faculté de penser, il se dirige alors vers une place où une centaine de nazis en uniforme s’affairent à ériger une statue, un buste d’Hitler apporté en camion. Il pense avec dégoût «  aux millions de machines et d’hommes moroses qui contribuent à la gloire d’un seul homme et de ses adjoints par l’usure du métal et des os humains ». Il pense aussi à « la foule   unanime » qui « chante avec ses entrailles des hymnes en approchant de la statue : les visages expriment le bonheur… la satisfaction à l’égard du sauveur de leur patrie ancienne et de l’humanité actuelle ». A plusieurs reprises est évoqué le génial sauveteur, ainsi que la présence des idoles et les milliers d’hommes exploités, « transformés en métal et qui ne cherchent plus la vérité ». Un vent d’ordures s’élève, « en provenance d’Italie, d’Espagne et de France », et le « bruit inarticulé (qui en provient)  recouvre le silence de l’agitation locale ». Le langage semble ne plus avoir cours, aucun dialogue ne ponctue le récit, sauf lors d’un interrogatoire ou Lichtenberg répond seulement « je suis muet ». Il observe donc le buste, dont il constate que « les lèvres sont pleines et sensuelles, et forment un sourire tendre, fait pour la jouissance et la bonne chère ». Le doute s’empare du lecteur : est-ce vraiment d’Hitler qu’il s’agit ? La pensée est l’ultime recours auquel s’accroche Lichtenberg, mais il en redoute l’aliénation utilitariste et la voit sous son double aspect, comme « une femme qui tantôt est une épouse fidèle au seul guide comme à un époux, et elle est alors utile. Mais si elle erre dans la nuit, cherche à se satisfaire dans la débauche du doute, alors elle n’a plus de sens et une tête organisée doit chercher à l’anéantir », plus loin il reprend cette idée : «  elle est pire qu’une prostituée, elle est là où l’on n’a pas besoin d’elle et elle ne s’offre qu’à celui qui ne la paie pas ». La perte de la raison est donc ce qui garantit la survie de sa pensée. Le délire est ponctué d’images de bêtes et d’idoles: « La terre commence à être peuplée de dieux, je ne trouve plus trace d’homme simples, je vois que les animaux prennent le relais des hommes ».

Lichtenberg s’en prend alors au buste d’Hitler qu’il frappe de son bâton. Les nazis se saisissent de lui, le frappent, lui arrachent les oreilles et le piétinent, ils le laissent mutilé : il n’a plus d’organes sexuels et ne peut plus marcher. Il est déposé dans un dépôt d’ordures où il survit quelque temps. Il dévore un rat qui avait d’abord cherché à le dévorer et « récupère ainsi son bien ». Il est alors transporté dans un camp de concentration puisqu’il n’a pas d’apparence conforme à la norme raciale ni même un sexe déterminé. Il y vit réfugié dans une sorte de tanière et observe les communistes internés, qu’il compare à des enfants joyeux et insouciants. Il découvre sur une feuille de journal qu’on a brûlé son livre « écrit 5 ans plus tôt ». Notons que Tchevengour a été écrit en 1928 et jamais publié! Les souvenirs d’enfance de Lichtenberg le ramènent vers une plaine semée d’orge qui correspond au paysage de campagne russe évoqué dans le récit Le Chantier 15. De même, un beau jour, il est condamné, avec une autre détenue, à être fusillé et on les emmène alors vers « une ancienne usine de céramique désaffectée », telle qu’on la voit dans ce même récit Le Chantier, où elle sert de sépulture à la mère de Nastia.

Lichtenberg entame désormais une nouvelle vie, éphémère et quelque peu invraisemblable aux yeux d’une logique « réaliste » du récit : alors que son infirmité le condamne à ramper, il commence par faire basculer au fond d’une fosse le soldat qui le garde, puis il s’échappe et va jusqu’à marcher toute une nuit. A l’aube, il atteint un village désert où se il trouve à nouveau confronté à un buste de Hitler. Dans une variante du texte, il entre dans une maison et y trouve un enfant mort. Il éprouve alors une force inconnue. Il visite d’autres maisons mais n’y trouve ni hommes ni bêtes, et les arbres ont l’écorce arrachée. Il découvre finalement dans une maison une femme qui berce deux enfants morts, dont elle dit qu’ils ont froid et ne veulent pas dormir. Il ferme leurs paupières et dit à la démente qu’ils se sont endormis. Puis il lui annonce qu’il va faire cuire une soupe. Pour cela, il va à la cuisine et fait un feu, prépare une casserole. Il trouve alors une faux dont il se sert pour arracher de sa cuisse un morceau de viande qu’il met à cuire. Puis il sort et se couche contre terre. Deux heures plus tard, survient un policier parti à sa recherche accompagné de sa femme Zelda, qui le cherche aussi. Mais ils ne trouvent dans la maison qu’une femme morte et ses enfants ainsi que le cadavre d’un animal qu’ils prennent pour un singe déguisé en homme.

Comment ne pas s’étonner que ce récit, dont la lecture est particulièrement éprouvante, même dans la variante de fin plus courte, ait été publié dans le recueil de nouvelles de 1966? Les critiques de l’époque soviétique n’évoquaient que rarement ce texte et ne référaient qu’à l’Allemagne nazie. Le destin du héros, pour autant, oscille en permanence entre les signes évoquant le nazisme et ceux qui renvoient à Staline ou à la campagne affamée du sud de la Russie. Les bustes innombrables du sauveur, le sourire sensuel, les joues pleines, sont sans équivoque. On constate que l’auteur, à maintes reprises, annonce le thème urbain et glisse vers les realia de la campagne. Ainsi Lichtenberg, après s’être échappé du camp, arrive dans « des maisons d’ouvriers »: il s’agit bien d’un appartement et non d’une isba puisqu’il va dans la cuisine, mais il y trouve… une faux.

Deux schémas, on le voit, se superposent : celui du thème annoncé et celui du thème latent : la famine de 1933 en URSS et la culpabilité insupportable du témoin. C’est ce sentiment de la faute insupportable qui explique sans doute les inconséquences du texte, qu’on peut lire aussi bien à rebours : c’est en remontant en amont depuis la fin du récit qu’on comprend peut-être la folie dans laquelle verse le héros du récit. Il a découvert la réalité de la famine dans un village qu’il atteint en marchant, avec cette mère folle qui berce ses enfants morts et, marqué par l’angoisse et le sentiment de la responsabilité impuissante, il est pris du même rêve insensé qu’on retrouve dans Djann : celui de nourrir autrui avec sa propre chair et de s’auto-mutiler 16. La culpabilité du témoin, celui qui ne peut se résoudre à abandonner les autres à leur sort, se double, en ce qui concerne Platonov, de celle de l’ancien bolchevik qui n’a pas oublié les rêves de bonheur social qui l’ont animé jadis. Et il avait, de fait, assisté en témoin direct à la famine et à la dékoulakisation durant les diverses missions professionnelles pour le Ministère de l’agriculture, qui le menaient, durant la collectivisation, dans les régions situées au sud de Voronej, aux confins de l’Ukraine ou dans les régions de la moyenne et de la basse Volga 17. Les images de castration et de mutilation deviennent désormais récurrentes dans l’œuvre de Platonov, qu’on songe au personnage d’infirme dans Heureuse Moscou, récit commencé la même année 1933 et jamais achevé, ou au Firsov impuissant de La Potoudan, ou encore à la jeune fille aux mains coupées de ses Contes bachkires.

Ainsi, par le truchement de l’Allemagne nazie, Platonov parvient à lever l’interdit qui empêche que soit évoquée la catastrophe soviétique de 1933. Deux questions, toutefois, demeurent. Comment a-t-il pu avoir la témérité ou plutôt l’inconscience qui consistait à envoyer le manuscrit à Gorki pour qu’il le fasse éditer? Et même à annoncer, dans une enquête littéraire de janvier 34, que «  Vent d’ordures »  allait être publié ? De même, comment Gorki a-t-il pu entreprendre de corriger comme il l’a fait, jusqu’au bout, au crayon bleu et rouge, ce qu’il voyait comme des fautes de style dans le récit 18 ? Il lui répond, en dépit des espoirs de Platonov : « J’ai lu votre récit et j’en ai été abasourdi. Vous écrivez de manière forte et vive, ce qui souligne encore plus, dans ce cas précis, et met encore plus à nu le caractère irréel du contenu du récit, et ce contenu confine au sombre délire. Je pense que ce récit ne pourra pas être publié où que ce soit ». Ce verdict est net mais n’indique pas si Gorki a perçu la charge explosive du récit. En a-t-il refoulé l’effet subversif ? Platonov lui-même avait-il conscience de ce dédoublement, entre topos nazi et topos soviétique ? On peut ainsi s’interroger sur une forme spécifique d’autocensure qui n’est pas liée à la production d’un texte mais à sa réception, par le lecteur et même par le lecteur de soi qu’est l’auteur. En opérant une lecture filtrée, l’un et l’autre se prémunissent contre l’angoisse et le dilemme du jugement.

On sait également aujourd’hui que si Platonov n’a pas fait partie du collectif d’écrivains envoyés en croisière sur le Belomorkanal, et qui ont fait semblant dans l’éloge final du chantier de ne pas y voir un camp, il avait pourtant bien demandé à y être envoyé. Le 13 juillet 1933, il avait adressé une lettre à Gorki, rédigée en ces termes : «Je dois vous indiquer que j’ai écrit à ce propos au camarade Averbakh il y a deux semaines. Le sens  de ma lettre était d’obtenir la possibilité d’étudier le chantier du Belomor et d’écrire un livre sur ce sujet. Je n’aurais pas, bien sûr, cherché à obtenir cette autorisation (à qui d’entre nous est-elle refusée ?), je l’aurais « prise » de moi-même si au moins certains de mes manuscrits étaient publiés et me procuraient des moyens d’existence. Mon intérêt pour ce genre d’événement est très ancien, il ne date pas d’ « il y a deux semaines ». Je suis, de surcroît, moi-même l’auteur et l’exécuteur de projets semblables (sauf, bien sûr, dans la dimension pédagogique ni dans les proportions !) »

Gorki s’est bien gardé d’inclure Platonov dans la brigade. Mais Platonov ignorait-il les conditions de travail sur le chantier du Belomorkanal ? Dès lors de quel camp s’agit-il dans son récit de 1933, sinon d’un phénomène qui se répand de l’Europe à l’Asie, qui couvre la planète d’un « vent d’ordures » ? Le chronotope du récit est indiqué dès les premières lignes du texte : l’action débute « le 16 juillet 1933 », soit trois jours après la lettre adressée à Gorki où s’expriment à la fois son désir de visiter un camp du Goulag et le sentiment de sa dignité et de son humiliation.

Si on ne trouve pas trace de ce type de témoignage dans les carnets de Platonov, l’œuvre, en revanche doit être considérée comme « œuvre-témoignage ». Le terme de témoignage appliqué à la littérature a été inventé après la deuxième guerre mondiale, pour caractériser des textes rendant compte du traumatisme dû aux brutalités exercées dans les camps par les nazis et les soviétiques, dix ans plus tard. On doit pourtant voir dans cette année 1933 le premier moment de ce qui restera inscrit dans l’histoire comme une des grandes tragédies de masse propres au XXe siècle. C’est sans doute Platonov qui en a le premier porté témoignage par son œuvre, en contemporain lucide et en écrivain profondément soucieux d’inscrire son œuvre dans le décryptage du réel.


Dans le même moment, dans le silence et le mensonge imposés, un autre écrivain ose braver l’interdit qui empêche que soit évoquée l’horreur de la famine. Mandelstam, au cours de l’été 1933, compose le poème « Printemps froid » 19. Cette fois, l’évocation est directe :

Printemps froid. Timide Crimée sans pain.
Comme au temps de Wrangel, toujours aussi coupable.
Epines sur le sol, chemises rapiécées,
Et ce brouillard toujours, acide et mordant.

Les lointains épars sont toujours aussi beaux,
Les arbres aux bourgeons petitement gonflés
Sont là, comme accourus, et d’aspect pitoyable,
L’amandier est paré de la sottise pascale.

La nature ne reconnait pas son visage,
Et les ombres effrayantes de l’Ukraine et du Kouban,
Les paysans affamés sur la terre laineuse
Guettent à la barrière sans toucher à l’anneau.

Dans ce poème, la colère n’éclate pas, le ton est celui d’une révolte contenue. Sa forme elliptique et dense accumule des éclats d’images furtives évoquant la terreur et la beauté du monde. La violence s’inscrit en tout lieu, qui fige la vie et la nature. Le tableau évoqué ainsi est presque abstrait, désignant le manque et la fragmentation, arbres et ombres humaines sont signes de désolation, de peur et de souffrance. C’est une évocation de la mort qui a envahi la terre jusque dans cette terre bénie de Crimée, jadis tant aimée de Mandelstam.

L’audace extrême du poème s’explique sans doute par le contexte, la confrontation directe de Mandelstam à la famine lors de son séjour à Stary Krym, près de Feodossia au printemps 33. Mandelstam et sa femme avaient alors décidé d’y accompagner Nina Grine qui venait de perdre son mari et restait sans ressources. Ils avaient emporté avec eux des vivres pour les trois : un sac de biscottes, des céréales et de la farine. Nadèjda Mandelstam raconte, dans ses Souvenirs : « La dernière Crimée qu’ait connu Mandelstam était envahie par les réfugiés : « Les ombres effrayantes de l’Ukraine et du Kouban ». Le matin, nous entendions raconter comment et où on avait abattu un mur de torchis pour s’emparer d’un sac de farine ou de gruau rationné. A Stary Krym, nous avons mangé pendant un mois des biscottes faites avec du pain sec de Moscou … La petite ville était remplie de réfugiés d’Ukraine où le début des années trente avait été marqué par une famine épouvantable, conséquence de la collectivisation…. » Et, plus directement, elle évoque ce jour de 1933 à Koktebel, où ils sont logés dans une maison de repos pour écrivains : Mandelstam prit alors en charge une famille de paysans ukrainiens qui avaient « fui droit devant eux » :

« En 1933, à Koktebel, Mandelstam amena dans notre chambre un petit garçon qui mendiait dans les hôtels et les maisons de repos. Il lui fit boire du lait et, le lendemain, le petit garçon amena son frère et sa sœur, encore plus jeunes que lui. API standards Mandelstam courait chercher du lait dès le matin, sachant que les enfants viendraient chercher leur ration. Quelques jours plus tard, nous reçûmes également la visite de leur père, un jeune ukrainien que la famine avait fait fuir son village natal. » 20

On ne peut guère s’étonner de cette coïncidence qui fait de Mandelstam et Platonov les témoins de la famine de 1933, malgré la différence profonde de leurs textes. Ils sont habités d’une même clairvoyance face à la réalité profonde, enfouie, d’une même hauteur de vue, d’une même propension à résister et refuser la lâcheté. On peut se demander plutôt pourquoi ils ont été les seuls écrivains à vouloir témoigner, envers et contre tout, de cette catastrophe. Ce n’est que bien plus tard, dans les écrits de Grossman (Tout passe) et un peu à la fin du Docteur Jivago de Pasternak que l’année 33 est évoquée. Pourtant, on sait que Platonov avait longuement informé Pasternak, dans ce début des années 30 sur ce qui se passait dans la campagne. La dépression, la stérilité littéraire passagère et le silence avaient été une forme de réponse chez Pasternak. L’effroi produisait chez tous les écrivains les réactions variées de la souffrance ou de l’instinct de conservation. Mais à n’en pas douter, « les ombres effrayantes de l’Ukraine et du Kouban », qui avaient été vues partout dans les villes du sud, hantaient les esprits. On savait et on ne parlait pas. Ce savoir rendait fous ceux qu’il n’effrayait pas. Le délire du savant allemand n’était sans doute que la transcription de celui de Platonov, au sens où, pour survivre en pensant, comme le fait son héros, et en souffrant d’une rage impuissante, il fallait perdre la raison et habiter les zones les plus sombres de la conscience. Il fallait transgresser tout contrôle de soi, comme il le fait en écrivant ce récit et en cherchant à l’éditer. On peut envisager alors comme une forme de résistance extrême cette écriture du délire. Et c’est peut-être aussi ce qu’il faut avoir en vue quand on lit la pièce qu’il termine au même moment, « les 14 isbas rouges ». Le finale met en scène également la famine, dans des images qu’on a peine à évoquer.

Les deux écrivains qui ont marqué le plus profondément la littérature russe du XXe siècle, le prosateur et le poète, sont ceux dont la force d’écriture était solidaire d’une vraie prise en compte du réel. Ils ont montré malheureusement que la souffrance psychique et la folie étaient le prix à payer pour une œuvre où s’affirme la force de la lucidité et du témoignage.
 



1Toute information concernant la grande famine et sa culmination en 1933, et surtout le rôle qu’y a joué l’Etat dans les régions du sud-est de la Russie et en Ukraine était rigoureusement interdite. C’est seulement après la perestroïka qu’on a pu accéder aux archives et mis au jour les informations internes et les directives secrètes des autorités qui avaient imposé le secret le plus absolu. Ces révélations effrayantes ont été utilisées par le nouvel état ukrainien comme drapeau, faisant de la victimisation la source du nouveau patriotisme. Pour autant les régions touchées par ces répressions à travers la famine ont largement dépassé le cadre de l’Ukraine.

Le camp de travail du Belomorkanal ( le chantier de construction du canal de la mer Blanche à la Baltique) où des centaines de milliers de détenus ont été condamnés à la mort par exténuation du fait des conditions extrêmes du travail a été dénoncé et décrit par Soljénitsyne dans L’Archipel du Goulag. Mais pour l’immense majorité de la population, il restait le lieu d’une des premières « réalisations soviétiques » et le moment de l’apothéose de Staline, orchestrée lors du 1er Congrès des Ecrivains, l’été suivant

2Cf A. Epelboin, « Le bonheur au Goulag, le livre collectif des écrivains sur le Belomorkanal », in Dénis historiques en Europe et en Asie , sous la réd. de P. Bayard et A. Brossat, éd. Laurence Teper, (à paraître fin 2008)

3Dans ses lettres à sa cousine : B. Pasternak, O. Freidenberg, Correspondance, 1910-1954, Gallimard, 1981.

4« Musornyj veter » (« Vent d’ordures »), écrit en 1933 n’a été publié en URSS qu’en 1966, dans un recueil de récits qui a fait partiellement réapparaitre l’œuvre de Platonov (1899-1951) : Izbrannoe, Moskva, Moskovskii rabotchii, 1966. Ce récit a paru en français sous le titre « Vent d’immondices »dans le recueil de nouvelles de Platonov traduit par L. Denis : La ville de Villegrad, Gallimard, 1970.

5Tchevengour, le grand roman de Platonov, rédigé en 1928, n’a pas été autorisé à la publication du vivant de l’auteur, mais a circulé en samizdat dans les années 60 (cf la correspondance de N. Mandelstam et Chalamov). Il a alors été publié en Occident (YMCA Press, 1972) dans une version tronquée aussitôt traduite en français (Les herbes folles de Tchevengour, trad. C. Loeb, Stock, 1972). La version complète a été publiée en URSS à la perestroïka et en France en 1996 (trad. L. Martinez, Laffont, 1996 )

6Il s’agit du texte dactylographié du fonds Platonov au RGALI ( 2124,op.1, ex 73)

71933, l’année noire, Témoignages sur la famine en Ukraine, présentés par G. Sokoloff, A. Michel, 2000.

8I.E. Zelenine : « La culmination de la tragédie paysanne », préface à La tragédie de la campagne soviétique, documents et matéraiux, en 5 tomes, t.3 « La fin, 1930-1933 », sous la rédaction de V. Danilov, R. Manning, L. Vila, Moscou,  L’Encyclopédie politique russe, 2001.

9Op. cit. p.644.

10Op. cit. p.915.

11Op. cit p.818.

12Le début de Tchevengour évoque ces migrations : à la veille de la révolution, les deux gamins de onze ans, Sachka et Prochka sont tour à tour envoyés en ville mendier et ramasser des croûtes de pain pour nourrir la famille.

13Op. cit., p.642-674.

14Voir en particulier à ce propos le récit La mer de Jouvence, A. Michel, 1976, trad. et préface A. Epelboin, post-face J. Brodsky.

15Récit important de Platonov, achevé en 1930, non publié en URSS, édité en Occident, puis traduit en français en 1974 sous le titre La fouille (L’Age d’homme, trad. J. de Proyart), retraduit en 1997 sous le titre Le Chantier (Laffont, trad. L. Martinez).

16Dans Djann, récit écrit en 1934 et non publié du vivant de l’auteur, dont l’action se passe dans un désert de Turkménie, le héros, Tchagataiev, venu sauver son peuple de la faim et de la déréliction, s’offre à dévorer à des aigles qu’il espère abattre pour en nourrir les affamés..

17Cf. les carnets intimes de Platonov : Zapisnye knijki, Materialy k biografii , Moskva, IMLI « Nasledie », 2000.

18Le manuscrit se trouve dans le fonds d’archives de Gorki à l’IMLI..

19O. Mandelstam, Œuvres complètes, tome 3, p. 73 ( O Mandel’stam, Sobranie socinenii v cetyrekh tomakh, Moskva, 1994, s.73) : « Kholodnaia vesna, beskhlebnyi robkii Krym » . Traduit ici par A. Epelboin. La version initiale (mai 1933) mentionne, dans ce premier vers, la ville de Stary Krym : « Golodnyj staryj Krym (Stary Krym affamé) ».

20N. Mandestam, Contre tout espoir, Souvenirs III, Gallimard, 1973 , p.173.



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- Auteur : Annie Epelboin (Université Paris VIII)
- Titre : « En 1933 » : Platonov et Mandelstam témoins de la Grande Famine
- Date de publication : 21-01-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=96
- ISSN 2105-2816