Personnages en quête d’autorité. Le père, le livre, la loi motifs de la modernité romanesque
Lorine Bost, Paris Ouest Nanterre La Défense
Bien avant de m’interroger sur les trois termes du titre de ma communication le PÈRE, le LIVRE et la LOI, je m’intéressais au mythe littérarisé du petit Poucet, et il était question pour moi de savoir s’il devenait ou non un mythe littéraire tel que le définit Philippe Sellieri, à savoir que non seulement la structure demeurait, mais en plus que les récits conservaient la trace, sinon du sacré, en tout cas du religieux. Dès lors, il n’était pas très compliqué de comprendre comment et pourquoi le petit Poucet de Charles Perrault descendait de Cronos dévorant ses enfants mais finalement ne réussissant pas à les dévorer, de comprendre aussi que ces récits de succession entre le père et le fils renvoient aux mythes du solstice d’hiver que j’évoquerai rapidement plus loin ; ce qui était plus compliqué, c’était de déceler la trace du religieux qui, me semble-t-il maintenant, se retrouve dans certains aspects de la modernité romanesque. Le travail que je vous propose aujourd’hui porte donc sur trois romans : Le cantique des plaines de Nancy Hustonii, Beasts de Joyce Carol Oatesiii et Magnus de Sylvie Germainiv. Dans ces romans, à partir du schéma traditionnel d’un enfant menacé réellement ou symboliquement de mort, la modernité romanesque semble avoir fait émerger un nouveau personnage qui paraît prendre la place de Dieu, dernier recours qui s’offrait auparavant au héros. Le livre, l’œuvre ou la bibliothèque apparaissent ainsi dans ces trois romans comme les seules Paroles susceptibles de faire échec à la menace d’avalement d’une part, d’autre part, ils émergent comme les éléments constitutifs de la mise en scène renouvelée du repas totémique qui signe la fin du père dévorant tout puissant. La divinité s’est absentée du roman contemporain ; pourtant, la fonction qu’elle remplissait est toujours tenue dans le récit, mais elle a été déléguée à d’autres « autorités ». Ce sont le livre et le patrimoine littéraire qui tiennent aujourd’hui lieu de père, voire de Dieu-le-Père, ce sont eux qui détiennent les savoirs organisateurs et qui font loi, parce que toute autre loi que celle de la fiction, toute autre parole, semblent avoir été défaites. J'étudierai donc, à partir d’une rapide analyse comparée, la place que semble aujourd’hui occuper le roman dans le roman ; place qui convoque, certes, toute la question de la métatextualité, mais qui de plus interroge surtout la dimension symbolique de l’objet livre et de l’étrange parole qu’il renferme. Des enfants dévorés : infans et mutiques Le lecteur ne connaît pas le nom de Paula, et pourtant elle a probablement hérité du nom de son grand-père puisqu’elle n’a pas de père, lequel patronyme est violemment commenté lors d’une scène que Paula raconte entre bribes de souvenirs et long pans de reconstruction. Le père de Paddon avait rassemblé un cheptel conséquent de chevaux et de taureaux, et sa renommée s’étendait grâce à la marque « S-comme-Sterling ». Paula confond dans son récit les bêtes marquées et le bébé Paddon, probable spectateur d’une séance de marquage des bêtesix. Dès ce passage de l’incarnation de la lettre, le nom apparaît comme une condamnation. Mais ce premier mot, ce premier signifiant se transmet, en raison de la faiblesse de Paddon, par la voie matrilinéaire. Après la violence virile, c’est donc la carence paternelle qui s’exprime le plus fortement et la transmission du Symbolique qui pose problème. La famille ira en effet de violences en trahisons et en événements minables, jusqu’à ce que Paula décide que cette lignée de femmes dont elle est la dernière, cesse d’être dévorée, en écrivant entre les fragments de Paddon pour donner sinon un nom, en tout cas une histoire à la famille. Seule bouée de sauvetage, l’écriture et la lecture Le repas totémique
L’impossible et l’inconnaissable nom du personnage reparaissent ici d’abord avec ces « on me l’a enlevé » et « on m’a dit » où l’impersonnel « on » renforce la qualité d’objet des pronoms compléments « me » et m’ ». Le « tout petit Jean » se choisit en outre le patronage de l’Evangéliste, pas celui du Baptiste. Saint Jean l’Evangéliste est situé au solstice d’hiver (27 décembre) et de ce fait régule le Verbe dont il est question dans le discours de Frère Jean. Saint Jean l’Evangéliste est aussi l’auteur de l’Apocalypse selon saint Jean, dans lequel le mot « Verbe » s’applique à Jésus. Dans ce dernier texte de la Bible (Ap. 19 ; 12.) apparaît un cheval blanc monté par un cavalier qui porte « un nom que personne ne sait sauf lui ». Ainsi se mêlent dans ce passage du roman le texte du Nouveau Testament et le souci du personnage Magnus qui est bien le seul à connaître son nom mais ne peut l’articuler ; ce nom du cavalier de l’Apocalypse ne peut être révélé qu’au voyant, car c’est « le Verbe de Dieu ». Le petit livre ingéré par l’Evangéliste sur ordre de l’Ange du Verbe (Ap. 10 ; 8-11) montre aussi le souci de S. Germain d’assimiler corps, chair et texte, renvoyant de surcroît à l’interprétation la plus communément admise que saint Jean porte en lui le quatrième Evangile dont il est l’auteur, petit livre amer et doux comme le « miel » en ce qu’il porte tous les espoirs et tous les malheurs de l’humanité. Ainsi le personnage de Frère Jean agrège-t-il les topiques propres à l’Evangéliste, et Sylvie Germain prolonge encore implicitement le portrait en mentionnant ce petit livre, en ce que ce quatrième Evangile est celui qui exalte le Verbe, « Dieu lui-même : seconde personne de la Trinité qui est venue dans le monde, s’est fait chair et a habité parmi les hommes »xix. De la sorte, la romancière parachève la notion de chair-texte : le texte ingéré, la Parole divine est incorporée et le livre fait corps avec la chair. On ne peut toutefois pas inscrire Sylvie Germain dans la seule perspective d’une inspiration du Nouveau Testament et son petit livre avalé peut tout aussi bien renvoyer à un autre événement. Cette seconde piste d’interprétation où se conjoignent la chair, le texte et la fonction paternelle, est expliquée par Gérard Haddad dans son ouvrage Manger le livrexx, au sujet de la cacheroute. Il revient pour cela au seul grand mythe produit au XXe sièclexxi par Freud, concernant le père totémique de Totem et tabou et le repas totémique de la horde. Selon lui, cette affabulation reste pourtant une « intuition fulgurante »xxii, elle permet en tout cas de se demander ce qui, chez Freud, autorisa cette affabulation, et d’aller en chercher la racine dans le judaïsme. Car en effet, si le Verbe s’incarne chez les chrétiens en la personne de Jésus, rien de tel n’advient, et pour cause, dans le judaïsme, où la Parole de Dieu descend pourtant aussi bel et bien sur terre. Cette parole éminemment paternelle prend la forme d’un texte et il est confié à Moïse sur le Mont Sinaï sous la forme des Dix Commandements. Ce don de la Loi se fait à la Pentecôte juive. La Torah remplit la fonction paternelle et dit la Loi qui fut dictée par le père totémique. La Pentecôte chrétienne en est une réactualisation, où de la même manière la Parole descend sur terre, mais sous la forme, cette fois, de langues de feu. Observer alternativement l’Ancien et le Nouveau Testament s’impose alors pour montrer comment Sylvie Germain greffe sur le personnage de Frère Jean, double de saint Jean l’Evangéliste, celui de Moïse, lui aussi dépositaire du livre. Pour Gérard Haddad, « manger de l’écriture reviendrait alors à manger du feu et donc à se brûler les lèvres, brûlure qui les ouvre à l’acte de parole, non sans y laisser une cicatrice indélébile »xxiii. Il montre alors comment le motif infuse la Biblexxiv et se trouve d’abord chez Moïse lui-mêmexxv. Manger le livre et incorporer de l’écriture va dans la liturgie chrétienne jusqu’à l’Eucharistie qui renvoie au repas totémique : l’ingestion du signifiant par tous les membres de la communauté les fait appartenir au même groupe. Le discours de Frère Jean ne cesse de tricoter tous ces textes en quelques lignes, sans donner au lecteur la possibilité d’arrêter une interprétation définitive, mais en revenant à plusieurs reprises sur ce qui semble être un acte originel, déterminant l’intégration de l’individu dans le groupe par une dévoration : celle des mots organisés en livre. Mais la parole divine ne constitue pas le seul texte, et si elle est dans notre culture celle de l’origine, la littérature lui emboîte le pas et la supplée au point de pouvoir en prendre le relais. Dans ces trois romans, le livre apparaît comme étant l’objet susceptible de restaurer le corps. Non seulement il le restaure, mais constitue soit une sorte de toile, soit un fil qui, tissé à ceux des autres livres, fabrique cette toile pour tenir ensemble les morceaux dispersés du corps. Le lien qu’il entretient avec le corps est si fort qu’il est non seulement une nourriture au sens figuré du terme, mais peut aller, on l’a vu, jusqu’à être réellement ingéré, avalé. La parole qu’il contient se constitue alors en signifiant maître et vient prendre la place laissée vacante par le nom du père qui avait fait défaut au personnage. Notes
i. Philippe Sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, « La Farcissure », Intertextualités au XVIe siècle, n° 5, octobre 1984.
ii. Nancy Huston, Le cantique des plaines, Editions J’ai lu, 2004 [1995].
iii. Joyce Carol Oates, Beasts, Carroll & Graff Publishers, New York, 2003 [2002] et OATES Joyce Carol trad. Claude Seban, Délicieuses pourritures, Editions J’ai Lu, Paris, 2003.
iv. Sylvie Germain, Magnus, Albin Michel, Paris, 2005.
vi. Ibid.
vii. Beasts, op. cit., p.30 : « M. Harrow lisait. De sa voix basse rocailleuse pareille à une caresse rude ».
viii. Délicieuses pourritures, op. cit., p.32 : « Ce père que je haïssais, dont je souhaitais la mort. Une crise cardiaque, rapide, pour nous éviter la honte à ma mère et à moi. »
ix. Cantique des plaines, op. cit., p. 77-78 : « Brûlée dans la chair de ton cerveau était l’image d’une vache en train d’être marquée au fer rouge – pauvre bébé Paddon, tu devais avoir moins de deux ans à l’époque […] oui, ton propre père Paddon s’est approché en souriant et a appliqué contre sa hanche droite le fer incandescent rougeoyant grésillant et, à voir la bête se tordre en beuglant, les poils de ta nuque se sont hérissés et tu aurais voulu t’enfuir, mais tu étais incapable de bouger, incapable de t’arracher à la scène, et la scène se reproduisait encore et encore […] et ton père approchait avec son fer rougeoyant et l’appliquait à un corps impotent, maladroit bouffi qui se débattait, Que tu le veuilles ou non tu m’appartiens, et tu t’appelleras Sterling et tout ce qui sortira de toi s’appellera Sterling et c’est comme ça, un point c’est tout, et du reste il avait raison parce que sa fille Elisabeth dont il perturbait alors le sommeil fœtal ne devait jamais se marier, et sa petite fille ma mère Ruthie non plus, et moi Paula son arrière petite-fille non plus, de sorte que toutes nous sommes condamnées à porter le nom de Sterling jusqu’à la fin de nos jours. »
x. Ibid., p. 96.
xi. À propos du dictionnaire, Michel Charles, dans L’arbre et la source, coll. Poétique, Editions du Seuil, Paris, 1985, note que « la modernité semble avoir découvert le dictionnaire comme source d’inspiration ». Les raisons tiennent au fait que cette somme constitue une sorte de modèle, mais un modèle paradoxalement en constante évolution, puisque réactualisé périodiquement. Il participe d' un imaginaire de la langue comme trésor, et présente « la version la plus acceptable, pour une société moderne, du mythe du langage : écrit par tous et par personne, il a une forme d’anonymat suffisante pour être efficace et avoir autorité et cependant être acceptable. A tous égards, le dictionnaire est un instrument scientifique fantasmatique. » (p.119) Ce sont ces particularités qui font d’ailleurs écrire aussi à Michel Charles que le langage apparaît comme un « double hypostasié du texte » lorsqu’il est promu comme une fin et non inscrit dans un système. (p. 77)
xiii. Ibid., p. 80.
xiv. Pedro Pà ramo, roman surréaliste de Juan Rulfo est, dans la diégèse, offert à Magnus par May et Terence.
xvi. Cantique des plaines, op. cit., p. 224.
xvii. Ibid.
xix. André-Marie Gerard, Dictionnaire de la Bible, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 2003, p. 1360.
xx. Gérard Haddad, Manger le livre, rites alimentaires et fonction paternelle, Pluriel « Psychanalyse », Hachette Littératures, Paris, 1984.
xxi. C’est ainsi que le désignait Jacques Lacan, parlant du père totémique selon la description qu’en fait Sigmund Freud dans Totem et tabou.
xxii. Manger le livre, rites alimentaires et fonction paternelle, op. cit., p. 45.
xxiii. Ibid., p. 97.
xxiv. En particulier avec l’exemple d’Ezechiel, Ibid., p. 94-96.
xxv. Le Midrach a reconstruit l’enfance de Moïse et rapporte qu’alors qu’il jouait, infans, auprès de Pharaon, il prit à celui-ci sa couronne pour la poser sur sa propre tête. On reconnaît le motif de la succession, et Pharaon puis ses mages y voient eux-mêmes le souhait de l’enfant et la menace que cela représente. Ils ne livrent pas le bambin à la mort ni ne le préparent en repas, bien que la mort soit immédiatement requise par les conseillers du souverain, mais Moïse est soumis à l’ordalie. On lui présente deux plats, l’un de dattes, l’autre de braises. S’il choisit les fruits, il sera exécuté. Moïse s’empare d’une braise qu’il porte à la bouche, il en sera marqué à jamais et gardera toujours « une lourdeur des lèvres ». Comment ne pas voir ici en Blaise à la lèvre fendue et dont le nom consonne fort avec la braise, une évocation de celui qui reçut les Tables de la Loi ? Mais Moïse et saint Jean ne sont pas les seuls à s’inscrire dans le personnage de Frère Jean où l’hypotexte biblique circule encore, avec l’évocation des abeilles. Si l’on considère l’Apocalypse selon saint Jean, on peut y voir « une tentative de relire dans la conception chrétienne le texte juif fondamental de la maassé mercaba d’Ezechiel ». Ibid., p. 94-96. Ezechiel et saint Jean avalant un livre offrent une étonnante similitude, mais l’on relève pourtant une variante majeure. Le miel est « amer » et « doux » pour Jean, quand pour Ezechiel, le livre est simplement « doux comme le miel ». Magnus, op.cit., p. 255.
___________________________________________________ - Auteur : Lorine Bost, Paris Ouest Nanterre La Défense
- Titre : Personnages en quête d’autorité. Le père, le livre, la loi motifs de la modernité romanesque - Date de publication : 20-11-2012 - Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense - Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=120 - ISSN 2105-2816 |